Ceux que l’on appelle les crypto-juifs se cachent ou s’expatrient à Bordeaux, et en Guyenne, qui étaient à cette époque un des rares havres partiels de tolérance, due à la présence de protestants, où plusieurs familles marranes s’installèrent discrètement.
Ils gardent leur secrets au fonds de leur âme et ne les trahissent pas.
Ce XVI ème siècle a vu naître un essain d'écrivains et de philosophes issus du Marranisme : Cervantes, Ricardo, Spinoza, Montaigne, Shakespeare, Rabelais et bien d'autres,
Grâce à eux c'est la Renaissance qui ouvre enfin le coeur des hommes,tout comme en Italie, les architectes et les peintres ... et les élogne des clercs qui oppriment le peuple. Voici un portrait narratif de Montaigne comme héritier spirituel marrane, suivi d’une mise en parallèle avec Spinoza et Uriel da Costa, deux penseurs issus explicitement du monde marrane.
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Michel de Montaigne, un philosophe marrane
Imaginez Montaigne, dans sa tour de verre et de livres, à la fin du XVIᵉ siècle, penché sur le monde comme sur lui-même. Il ne croit pas aux dogmes, pas plus qu’il ne croit aux certitudes de la raison. Mais il écrit pour se connaître, et surtout pour survivre intérieurement dans un monde qui opprime par la vérité ambiante.
Il dit :
« Je suis moi-même la matière de mon livre. »
Et pourtant, il se cache. Il esquive. Il laisse entrevoir sans jamais tout dire. C’est un homme de seuil, de frontière, de demi-lumière. Exactement comme les marranes, ces Juifs convertis contraints à vivre entre deux mondes, entre deux vérités : celle qu’on affiche et celle qu’on garde en soi.
Montaigne est très lié à des penseurs juifs ou philosémites de son temps, comme Étienne de La Boétie, qui traduisit Le Contr’un, mais aussi par son admiration pour Sénèque, souvent perçu par les marranes comme un stoïcien “compatible” avec leur pensée crypto-judaïque.
Sa mère, se nomme Antoinette de Louppes, elle est issue de la péninsule ibérique, son nom : Loupés / Lopes / Lopez figure sur les listes inquisitoriales de juifs convertis d’Espagne et du Portugal. Elle vient de cette tradition — et s’il ne la mentionne jamais, ce n’est peut-être pas par oubli. ni par pudeur, C’est peut-être par honneur du silence, ce silence qui protège ce que le monde veut effacer ... La Mancha, la tare (celle d'être juif) de Cervantès.
Il parle de son père issu lui aussi du monde marrane Son patronyme, Eyquem, est rattaché à des familles conversos installées dans le sud-ouest (région de Bordeaux. Son grand-père a été un nouveau chrétien espagnol naturalisé français, et certains indices suggèrent une tolérance inhabituelle envers les juifs dans sa famille (à une époque d’hostilité généralisée).
Montaigne et Spinoza,
👉 Les deux sont solitaires dans leur pensée, persécutés en silence ou en acte, et fondent chacun une forme de liberté intérieure héritée du monde marrane.
Chez Montaigne, cette liberté est douce, sceptique, prudente.
Chez Spinoza, elle est radicale, presque révolutionnaire.
Montaigne et Uriel da Costa : le philosophe contre les prêtres
Uriel da Costa, autre marrane portugais, vécut entre Amsterdam et Hambourg. Comme Montaigne, il remet en cause les religions officielles, mais paie au prix fort sa liberté : excommunié, humilié publiquement, il finit par se suicider. Or, Uriel da Costa écrit en 1623 un texte intitulé : « Examen de la tradition pharisienne » — où il nie la validité de toute loi religieuse en dehors de la raison naturelle. Sa formule clé : « La religion naturelle suffit ; les lois humaines oppriment. » Ce que da Costa ose dire, Montaigne le suggère avec pudeur. Il écrit : « Il se faut prêter à autrui, et ne se donner qu’à soi. » « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. »
👉 Tous deux dénoncent les institutions qui emprisonnent l’âme sous prétexte de vérité.
👉 Tous deux valorisent la conscience personnelle au-dessus des traditions imposées.
Le marranisme comme posture philosophique
Le marranisme, au-delà d’un statut historique, devient chez ces penseurs une posture de l’esprit :
Vivre dans le doute mais ne pas renoncer à chercher
Dissimuler ce que l’époque interdit, sans se trahir
Ne pas croire aux apparences, mais croire en l’intériorité
Refuser le fanatisme, qu’il soit théologique, politique ou rationnel
Montaigne fut issu du monde marrane, alors sa formule « Philosopher, c’est apprendre à mourir » n’est pas seulement un écho stoïcien, mais aussi un cri discret, une affirmation de la liberté intérieure face à la persécution, une pratique de la lucidité dans un monde d’oppression religieuse.
« Philosopher, c’est apprendre à mourir », dit-il.
Pour un marrane, cela signifie peut-être : vivre en vérité, dans un monde qui veut ta mort spirituelle Cette phrase devient alors une profession de foi discrète d’un homme libre, nourri de Socrate, de Sénèque, de Platon, mais peut-être aussi — en silence — du Deutéronome, de Kohélet ou du Zohar.
Vivre mieux en pensant à la mort
Montaigne insiste : c’est en acceptant notre finitude que nous devenons capables de vivre pleinement. Il écrit : « Qui a appris à mourir, a désappris à servir. » Celui qui ne craint plus la mort ne craint plus rien — il devient libre. La philosophie comme sagesse pratique Montaigne rejette la philosophie purement spéculative. Il défend une philosophie expérientielle, vécue, enracinée dans la condition humaine, où la pensée sur la mort n’angoisse pas, mais apaise et libère.
Montaigne est le prototype discret du philosophe marrane : Il ne clame pas sa différence, il l’incarne dans le ton même de ses Essais — Discret, humbles, fragmentés, libres.
La dissimulation et l’intériorité
Les marranes pratiquaient un double langage : en apparence catholiques, ils conservaient en secret certains rites ou une fidélité spirituelle au judaïsme.
👉 Apprendre à mourir, chez Montaigne, c’est aussi cultiver une conscience intérieure libre, affranchie des simulacres extérieurs — résister à l’oppression par la lucidité.
Une sagesse juive en filigrane
La tradition juive enseigne aussi que le souvenir de la mort (זְכֹר אַחֲרִיתְךָ, z’khor acharitkha – “souviens-toi de ta fin”) pousse à la justice, à l’humilité et à la vérité.
👉 Cette éthique de la responsabilité face à la finitude, chez Montaigne, pourrait faire écho à cette pensée — même s’il ne cite jamais directement de source juive.
Un Montaigne “crypto-humaniste”
Montaigne est profondément sceptique, tolérant, hostile aux dogmes et ami des minorités persécutées. Cela l’a rapproché du type d’humanisme que développaient certains marranes dans la clandestinité — un humanisme de la conscience, de la prudence, de l’ironie face au pouvoir religieux.
On retrouve cette posture chez :
Luis de León, poète marrane espagnol, emprisonné par l’Inquisition ;
Isaac Cardoso, philosophe juif portugais converti puis redevenu ouvertement juif ;
Baruch Spinoza, héritier tardif de cette tension, pour qui penser la mort conduit à affirmer la vie.
Une étoile marrane dans le ciel de la Renaissance
Michel de Montaigne n’est pas Spinoza. Il n’est pas da Costa. Il n’est pas un “Juif” revendiqué. Mais s’il est, par sa mère, un descendant des conversos ibériques, alors ses Essais sont l’expression la plus lumineuse d’un judaïsme invisible, d’un judaïsme de conscience, d’exil, de mémoire, on peut faire le parallèle avec le Don Quichotte de Cervantes qui est la lutte souterraine contre l'inquisition, cette luttte contre les Moulins à vent ...
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